Communication orale ›
Visiter nos aînés : un métier ?
  • Guy LE CHARPENTIER Co-fondateur de ReSanté-Vous
Posté le 13 juin 2024 dans Articles

4 avril 2024 – Centre de conférences de Poitiers ›
Intervention au colloque ERENA

Mes souvenirs d’enfance de visite

Enfant, je déjeunais tous les dimanches chez mes grands-parents. Je n’appelais pas ça une visite mais une habitude. J’aimais ces moments de quiétude où ma grand-mère pied-noir cuisinait toute sorte de plats succulents. J’aimais les histoires et l’humour de mon grand-père, et j’aimais leur maison dans ce joli village du Lot-et-Garonne. En somme, ce temps n’avait rien d’un devoir pour moi, mais c’était plutôt un repère dans ma semaine qui relevait du plaisir.

Mon autre grand-mère, veuve et résiliente de 3 AVC, habitait dans un petit appartement toulousain. Je m’y sentais en toute sincérité moins bien. Je n’étais pas toujours à l’aise et me trouvais en difficulté de communication avec elle. À son entrée en EHPAD, j’étais adolescent et mes visites semestrielles étaient éprouvantes d’impuissance. Je ne savais que faire à part un baiser pour lui dire bonjour et un autre pour lui dire au revoir. Le temps me paraissait long dans cette atmosphère qui ne m’était pas familière.

Quand venait l’heure du goûter, une soignante entrait dans sa chambre et parfois quand il s’agissait de Sophie je voyais le regard de ma grand-mère s’éclairer au son de sa voix et de ses gestes affectueux, plein d’aisance. Toutes les soignantes n’avaient pas cette cote mais en tout cas en sa présence je me disais que ma grand-mère était entre de bonnes mains et cela semblait rassurer ma mère et ses sœurs, cela semblait les déculpabiliser. Cette visite même furtive semblait lui procurer du plaisir. À ce moment-là, je ne pensais pas qu’un jour ces visites de personnes en EHPAD prendraient une telle place dans ma vie professionnelle et même dans ma vie en général.

De la témérité à la complexité

Quelques années plus tard, me voilà étudiant en master ingénierie de la rééducation, à Poitiers avec pour objectif de réaliser avec mon binôme Nicolas ROUMAGNE une expérimentation audacieuse auprès de 8 EHPAD de la Vienne. Fort d’un protocole rondement ficelé avec les Pr PACCALIN et KEMOUN, nous avions pour objectif de réaliser une étude publiable dans une revue scientifique à bon impact factor. Cette expérimentation consistait à évaluer l’impact d’un programme d’activités physiques adaptées auprès de personnes ayant des troubles cognitifs modérés à sévères. Cette étude prospective cas-témoin de 15 semaines démarrait par des évaluations cognitives et motrices. Alors si « Visiter quelqu’un » signifie se rendre chez une personne pour passer du temps avec elle, nos premiers motifs de visite étaient pour faire passer une évaluation rapide des fonctions cognitives, une évaluation locométrique, une analyse posturo sur plateforme de force ou encore une évaluation psycho-comportementale.

Du haut de mes 21 ans, galvanisé par l’épaisseur de notre protocole, nous nous sommes plongés dans ces « visites » avec plus de témérité que de sagesse. Je n’avais pas vu venir la complexité de cette entrée en relation avec des personnes que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam. Quand je toquais à leur porte et qu’ils découvraient mon visage juvénile, l’accueil était parfois sympathique et parfois moins. J’avais l’impression de faire du porte à porte avec pour mission de leur faire passer un test. Le plus difficile était de leur faire comprendre le sens de ma démarche. Cette entrée en matière fut très instructive. Après avoir pris quelques murs en voulant me donner de l’épaisseur en jargonnant avec du vocabulaire technique, après avoir entendu une phrase qui résonne encore en moi d’une ancienne enseignante lorsqu’elle comprit l’objet de ma venue : « Sortez de ma chambre je ne suis pas un animal d’expérience !».

C’est à ce moment-là que j’ai découvert la nécessité d’une culture éthique et commencé à participer aux conférences de l’espace éthique du Pr GIL à l‘Espace Mendès France puis plus tard en m’inscrivant sur le DU Éthique et Alzheimer de l’APHP avec Emmanuel HIRSH et Fabrice GZIL.

J’ai commencé à apprendre à nager dans cet océan d’incertitude et d’adaptation relationnelle, avec pour première intention de prendre soin du lien et de créer une relation de confiance. Après tout, comme le souligne Paul RICŒUR, ce n’est pas l’intention qui compte, mais l’attention que l’on porte aux détails qui peut se révéler être de véritables clés relationnelles. J’ai ainsi appris à développer davantage cette culture en cherchant une entrée en relation à la fois douce et agréable. Le sourire, le regard, la parole, la posture et surtout d’ouvrir grand mes yeux et mes oreilles.

Là où on m’avait invité à une distance thérapeutique, je me suis mis à cultiver davantage, comme le souligne Michel BILLÉ, la « juste proximité » en assimilant qu’il n’y avait pas une partition parfaite mais quelques gammes à connaître pour que cette visite sonne juste. Nous avons vu 125 personnes et avons pu garder 80 évaluations pour notre expérimentation.

Nous voilà dans la deuxième partie de notre protocole : celle qui consistait à proposer deux séances hebdomadaires au sein de chaque EHPAD pendant 15 semaines. Ces visites nous ont amenés à découvrir des personnes, leurs histoires de vie, leurs expressions, leurs stress, leur potentialité endormie, leur joie et leur peine. Certaines d’entre elles étaient intrinsèquement motivées par les activités proposées : la pratique du vélo d’appartement pour certains, d’autres par le fait de sortir marcher dans le parc, ou encore de partager une activité avec d’autres personnes pour rompre avec l’isolement en chambre. D’autres n’avaient aucune envie de pratiquer mais appréciaient juste notre présence et le fait que nous venions pour elles. Et enfin certaines avaient parfois envie, parfois pas envie. N’est-ce pas là une illustration de ce qu’est concrètement la transcendance de l’autre si chère à Emmanuel LEVINAS ?

De semaines en semaine je me sentais de plus en plus à l’aise, renforcé par les échos positifs de nos visites régulières. Certains résidents avec des troubles cognitivo-mnésiques me reconnaissaient, m’appelaient par mon prénom (avec mon prénom vintage je leur rappelais souvent un proche de leur âge), me racontaient des extraits de leur vie et m’exprimaient parfois le bien-être que nos interventions leur procuraient. Certaines familles me remerciaient pour ça et me confiaient qu’il était difficile de passer de vrais bons moments avec leur proche. Qu’elles avaient du mal à faire semblant d’écouter des histoires maintes et maintes fois entendues et dans certains cas qu’elles se sentaient dépourvues face à leur situation de handicap. N’étais-je pas en train de devenir cet aidant professionnel qui rassure la famille ? Les activités physiques adaptées que je proposais étaient-elles la cerise ou le gâteau ?

Je pense qu’elles étaient un bon prétexte d’entrée en relation et un auxiliaire de lien qui plus est salutaire pour la santé physique de ces personnes ou du moins pas délétère sur le plan physiologique. Un monsieur m’avait même dit un jour, j’aime bien bavarder avec vous mais la culture physique ce n’est pas mon fort alors je vous propose que l’on fasse semblant de faire du sport et je dirai à la directrice que l’on a fait la séance mais en fait on parlera comme on le fait d’habitude seulement. J’ai ainsi passé un pacte avec lui en lui disant si nous allons discuter dans le parc qui se situe à 200 mètres je pourrai noter que nous avons réalisé un parcours de 2 x 200 m avec temps de récupération et des exercices de stimulation cognitive.

Visiter nos aînés : un métier ?

La santé n’est-elle pas tridimensionnelle, n’est-elle pas comme un bon vin de Bordeaux : un savant assemblage de cépages physiologiques, psychologiques et sociaux ? Prendre soin de la relation dans ces lieux de vie n’est-ce pas prendre soin de la santé ? Comme le souligne Michel SERRES, chaque geste, chaque regard, chaque parole compte dans la construction d’une relation authentique avec nos aînés. C’est dans ces petits moments du quotidien que se révèle toute la profondeur de notre engagement à leur côté.

Puis vient l’évaluation post-programme et la conclusion de cette expérimentation. Même si les résultats ont dégagé quelques différences significatives en faveur des paramètres spatiotemporels de la marche des groupes activités physiques adaptées et que cette étude est parue dans la revue Dementia & Geriatric Cognitive Disorder. L’enseignement principal que nous avons tiré de cette expérience réside dans la sérendipité de cette démarche. Là où nous pensions que l’enjeu principal était de déterminer l’activité qui allait agir le plus sur la qualité de vie de la personne nous avons découvert que la manière de la proposer avait autant d’importance que son contenu.

Le deuxième effet kiss cool de cette expérimentation, c’est que des résidents, des familles, des soignants nous ont encouragés à poursuivre cette activité et nous nous sommes ainsi structurés pour créer notre équipe ReSanté-Vous qui compte aujourd’hui 54 salariés en Nouvelle-Aquitaine pour développer des activités soutenant l’autonomie et l’épanouissement des personnes âgées.

Les motifs officiels de nos visites sont dictés par des objectifs sanitaires tels que prévenir les chutes, prévenir la dénutrition, prévenir la dépression et les troubles psycho-comportementaux et j’en passe. Mais les motifs officieux de nos visites sont à adapter sans cesse à la personne, sa culture ainsi qu’au lieu où nous les accompagnons. Par exemple, l’an dernier, notre programme de prévention des chutes en Pays Basque a consisté à pratiquer chaque semaine des jeux traditionnels basques tels que le lancé de botte de paille, le tir à la corde, la coupe de bois à la scie…

Notre programme de prévention de la dépression s’est révélé être un programme de découverte du Tango couplé à un thé gourmand. C’est ainsi que nous avons accompagné des personnes à se mettre en projet autour d’activités originales. Nous cherchons également à transmettre cette culture de l’activité à partager qui sonne juste auprès des soignants et des familles en leur transmettant des outils et des expériences. Prenons pour exemple les salles Snoezelen : ces espaces immersifs de stimulation sensorielle visant à apaiser le stress que l’on retrouve fréquemment en structures médico-sociales. Mais qui, faute de temps et de formation des professionnels, finissent souvent comme local de stockage.

Ce que nous avons eu l’occasion d’expérimenter, c’est de former en continu un maximum de monde à son usage et notamment des familles volontaires pour qu’elles puissent partager une visite différente avec leur proche. Plus simplement, nous avons récemment monté un projet baptisé les Éclaireurs du Tour. Ce projet consiste à impulser une pratique sur vélo indoor connecté à des paysages qui défilent sur une tablette. Cette pratique vise les personnes âgées, les soignants mais également les familles qui peuvent partager cette activité lors de leur visite en étant accompagnées par un référent vélo formé à cet usage. Cette culture consiste à outiller la visite pour celles et ceux qui désirent partager une activité.

Là où à 15 ans j’étais démunis face à l’accompagnement de ma grand-mère maternel lors de mes visites à l’EHPAD, je l’étais beaucoup moins à 30 ans avec ma grand-mère paternelle qui entre deux ponctions pleurales s’ennuyait à mourir dans sa chambre d’hôpital. Je venais chaque semaine avec une activité à partager, un album photo, un jeu de société, une huile de massage, une playlist et plein de questions à lui poser. Cette visite n’était pas professionnelle mais mes compétences acquises me permettaient de l’appréhender plus agréablement même si parfois la fatigue et la maladie écourtaient la qualité du moment passé.

Si au départ, ces visites étaient pour moi des moments familiers, chargés de souvenirs et de plaisirs, elles ont évolué pour devenir un engagement professionnel profondément enrichissant. Guidé par la recherche scientifique et animé par une volonté d’apporter du bien-être, j’ai découvert toute la complexité de ces interactions. Au fil de cette expérience, j’ai compris que la véritable valeur réside dans la qualité de la relation que nous tissons avec eux.

Plus qu’une simple activité physique, nos visites sont devenues des moments de partage, de connexion et de réconfort. Elles ont permis de rompre l’isolement, d’éveiller des souvenirs et de nourrir des liens affectifs précieux. Si les résultats de notre expérimentation ont apporté des éclairages sur l’efficacité des activités physiques adaptées, c’est surtout la dimension humaine qui a été mise en lumière. Prendre soin de la relation dans ces lieux de vie, c’est prendre soin de la santé dans sa globalité.

À la question est-ce un métier de visiter nos aînés ? Je répondrais : si la visite implique de se rendre chez une personne pour passer du temps avec elle, afin d’échanger, de partager des moments, de créer des liens et souvent, d’apporter un soutien moral, affectif ou même matériel. Cette action n’est pas un métier mais une compétence et une mission à cultiver de façon universelle et en particulier pour les professionnels de santé, du social, de l’aide et du soin dans le désir de maintenir un lien social, de rompre la solitude, ou tout simplement de manifester de l’affection et de l’intérêt envers autrui. Alors tous autant que nous sommes prenons soin de ce lien humain.

ReSanté-News - Juillet 2024
Slide

Édito › Vive l’unité dans la diversité

Dossier › Le colloque évolue vers Le Lab du sens collectif

Regards Extérieurs › Interview d'Amandine GUYOUMARD (ADMR 86)

Communication orale › Visiter nos aînés : un métier ?

Rétrospective › L’actu ReSanté-Vous de février à mars 2024

Rétrospective › L’actu ReSanté-Vous de avril à mai 2024

Revue de presse › Février à mars 2024

Revue de presse › Avril à mai 2024